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MUGESERA, UN TEST DANGEREUX

Et s'il était extradé?


Advenant que le Canada décide de renvoyer au Rwanda le très controversé personnage qui a fait les manchettes dans tous les médias canadiens ces derniers jours, je veux dire monsieur Léon Mugesera, il n’y a nul doute que ce geste sera lourd de conséquences. Sur M. Mugesera lui-même, sur la diaspora rwandaise, voire sur l’image du Canada. Sans exclure qu’à une certaine mesure c’est le peuple rwandais entier qui finira par en subir des répercutions à long terme.

Les conséquences seront néfastes, dans ce sens que le Rwanda aura usé des garanties fallacieuses pour obtenir un prisonnier qui, coupable ou pas, craint pour sa peau. Léon Mugesera vit au Canada depuis 1992, il y a exactement 20 ans. Il est arrivé en tant que réfugié après avoir prononcé un discours incendiaire, suite auquel le gouvernement rwandais de l’époque a tenté de l’arrêter.

Le fameux discours est présumé, comme son auteur, avoir incité les Hutu à massacrer les Tutsi au Rwanda. Il a été prononcé dans un contexte de guerre civile qui a éclaté dans le pays en 1990 quand les réfugiés tutsi (anciens seigneurs déchus lors de la révolution de 1959 au profit des masses hutu) ont lancé une ultime attaque de reconquête du pouvoir. La guerre civile de quatre ans a culminé en génocide et autres crimes contre l’humanité dont les deux camps protagonistes se seront rendus coupables. Faute de recensement objectif, le nombre des victimes de la guerre et du génocide n’a jamais été déterminé de façon formelle, ainsi le monde s’en tient aux seules estimations onusiennes qui donnent tous les Tutsi du Rwanda exterminés, d’où le chiffre magique de 800 000 morts, équivalents à 15% de la population rwandaise à l’époque.

Après le génocide, les Tutsi victorieux (quoique principales victimes du génocide) se sont retrouvés au pouvoir en 1994 et, depuis, jugent les criminels hutu comme bon leur semble. Dans la foulée de ce changement de pouvoirs près de 130 000 Hutu ont officiellement été recensés dans différents lieux de détention à travers le pays. Plus d’une centaine de milliers ont été libérés, selon les autorités rwandaises, grâce au système judiciaire unique au monde appelé « Gacaca » ou tribunaux populaires. Ce système est perçu comme un instrument de vengeance par les Hutu et certaines organisations de défense de droits humains.


Ras-le-bol canadien et fallacieuses garanties du régime rwandais


Le Canada, quelques autres pays occidentaux ainsi que certains organismes internationaux sont vraisemblablement pressés à en finir avec les problèmes des Rwandais qu’ils ont sur leurs épaules. Par exemple, cela coûte énormément d’argent de mener à terme un procès (davantage dispendieux quand il faut effectuer des enquêtes internationales) des personnes accusées de génocide. À la lumière du procès de Désiré Munyaneza déjà conclu en 2009 (trouvé coupable, M. Munyaneza a écopé la peine d’emprisonnement à perpétuité), et vu le nombre d’individus soupçonnés ici d’avoir trempé dans le génocide et autres crimes interethniques commis tant au Rwanda que dans les pays limitrophes, le Canada n’hésiterait pas à retourner au Rwanda ses produits de haine.

Les contribuables canadiens ont juré ne pas continuer à porter le lourd fardeau de la honte rwandaise. Le cas Mugesera, malgré le temps égal à deux décennies qu’il a duré déjà, revêt aujourd’hui d’un caractère expéditif de sorte à opposer les hautes juridictions provinciale et fédérale. Le comité des Nations Unies contre la torture s’est également invité dans ce complexe bras de fer juridique, bien que le Canada dise n’être aucunement sous la contrainte d’appliquer la convention contre la torture. Or, la torture, c’est l’objet au centre des procédures qui, depuis 17 ans, évoluent d’appel en appel, de sursis en sursis. Léon Mugesera a toujours fait valoir qu’il serait torturé s’il est jugé au Rwanda, demandant au Canada de le juger au pénal. Il ne nie pas en tous cas son crime, mais il redoute, comme bon nombre d’observateurs, les traitements inhumains auxquels il serait soumis au Rwanda.

Les autorités rwandaises auraient, pour leur part, donné au Canada des garanties de ne pas soumettre le prisonnier à la torture. Ce dernier serait détenu selon des standards internationaux, comme quoi il y aura au Rwanda deux classes de prisonniers et évidemment la justice à deux vitesses. Dans une dictature meurtrière qu’est le Rwanda, où la peine de mort a théoriquement été abolie pour faire place aux horribles assassinats des politiciens de l’opposition, journalistes et défenseurs des droits humains, rien ne saurait garantir un procès juste et équitable. Le Canada serait-il prêt, à son tour, à fournir les garanties aux « brebis envoyées à l’abattoir »? Là est la question, mais aussi, ce n’est pas tout.


Quelles sont alors les implications de la désormais possible extradition de Léon Mugesera vers le Rwanda?


La justice n’a rien de juste au Rwanda. Les preuves de torture, tant physique que psychologique, sont omniprésentes. Dans des prisons surpeuplés, dans des cachots non-officiels, dans des assassinats et dans de mystérieuses disparitions des individus. Mais le Canada a reçu des garanties. Léon Mugesera ne sera pas torturé. Avec ce prisonnier vedette le Rwanda saura bien jeter la poudre aux yeux de la communauté internationale qui comme d’habitude n’accordera aucune attention à la misère des autres dizaines de milliers d’individus dont certains croupissent gratuitement dans les geôles depuis 18 ans sans procès ni dossier. (À titre d’exemple, Rénat Bizimana a été arrêté en 1994, tandis que Cyrille Twizeyumuremyi et Raphaël Habumugisha l’ont été 1997, soi disant que ces deux derniers ont parlé le français au cours des patrouilles populaires nocturnes. Accusés de complicité avec les « infiltrés hutu », ils ont été emprisonnés dans un endroit inconnu. Leurs familles n’ont pas eu de leurs nouvelles jusqu’aujourd’hui.)

Une fois réussie, l’extradition de Léon Mugesera mettra en marche la machine d’accusation et d’extradition rapides, étant donné que les Rwandais accusés de crimes de sang sont des hôtes encombrants pour le Canada. Sans doute, la délation et la méfiance redoubleront d’ampleur entre camp hutu et camp Tutsi, l’un s’acharnant sur l’autre, si bien que le Canada (faute de les réconcilier) sera un jour tenté de se débarrasser de toute la racaille rwandaise. Quelle image ce scénario laissera-t-il sur le visage du Canada?

Le Canada peut évidemment, grâce aux extraditions de criminels présumés, épargner l’argent de ses contribuables. Quant au régime de Kigali, par ses bons tours d’adresse, il gagnera sans coup férir les têtes des ennemis politiques qui lui seront présentées sur une assiette dorée! Une coopération bilatérale excellente est donc en train de se paver un chemin entre deux États que tout oppose sur le plan matériel et moral: d’un côté une démocratie richissime, de l’autre une indigente dictature.

En sauvant vicieusement son argent, le Canada donne feu vert au tortionnaire et condamne indirectement tout le peuple rwandais au même supplice qu’il a pourtant combattu en Libye et condamné en Syrie. Dangereuses liaisons.


[Publié dans Le Soleil, Québec, le 21 janvier 2012]


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