Le Récit des Rendez-vous Manqués
A quoi doit ressembler une transition à la fin des mandats de Paul Kagame?
Le destin du Rwanda vient d’être placé entre les mains d’un trio intellectuel. Les sénateurs Tito Rutaremara, Antoine Mugesera et Dr Joseph Karemera ont reçu, le 8 février 2013, à l’occasion d’un congrès extraordinaire du Front patriotique rwandais (FPR), la mission d’«élaborer une transition» à l’avance des élections de 2017. [Cfr TheEastafrican.co.ke] Trois concepts sous-tendent la mission : le président Paul Kagame demande à ce triumvirat de déboucher sur une formule qui doit « assurer le changement, la continuité et la stabilité » après 2017. L’initiative devrait en principe allumer une flamme d’espoir dans le tunnel où reste coincé le Rwanda depuis plusieurs décennies. Allons-nous vers la rédaction d’une charte rwandaise des droits et des libertés? Le Rêve rwandais est-il en train de se concrétiser, ou cette mission donnera-t-elle lieu à un autre rendez-vous manqué avec la démocratie? La balle est dans le camp de tout individu qui aspire au titre d’«homme d’État rwandais».
Formule de la transition
Aux commandes depuis la prise de Kigali par le FPR en juillet 1994, le président Paul Kagame gouverne le pays d’une main de fer, en détenteur d’un pouvoir sans bornes et sans partage. C’est dans la foulée d’un génocide ayant pour cible les Tutsi que les rebelles tutsis eux-mêmes, pour la plupart réfugiés depuis 30 ans, ont pu ressentir le bonheur amer de renouer avec leur mère-patrie après quatre ans de guerre civile. Complètement ravagé, le pays était jonché de cadavres. Les Tutsi ont pris le pouvoir, pendant que les Hutu prenaient le chemin d’exil. Ça fait 19 ans maintenant.
La suggestion du président Kagame d’élaborer une formule de transition fera sans doute l’objet des interprétations inconciliables au sein de la classe politique rwandaise. On parlait déjà de transition en 1993 quand les Accords d’Arusha étaient signés entre le régime d’alors et les rebelles du PFR. Le Gouvernement de transition à base élargie (GTBE) n’a pas pu se mettre en place suite à l’assassinat du président Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994 et la reprise des combats dont le FPR est sorti victorieux. En l’absence de sont rival MRND (Mouvement révolutionnaire national pour le développement) de Juvénal Habyarimana, le FPR a accaparé tout le pouvoir, intégré les Hutu sensés fantoches et proscrit toute forme de critique ou de débat contradictoire. L’État s’est mis en branle sous un semblant de compromis ou d'approbation générale, la désolation étant telle qu’aucune objection n’était raisonnablement prévisible. Sauf miracle du Ciel, nul n’aurait attendu d’un groupe qui venait de prendre le pouvoir dans un bain de sang des offres démocratiques en faveur d’un autre présumé coupable de génocide.
Seul le FPR, de par le bon sens présumé de ses leaders, était susceptible d’opérer un miracle d’ouvrir l’espace de débat pluriel. Le parti de Kagame [alors Vice-Président et ministre de la Défense] a raté une belle occasion quand les premières voix se sont fait entendre. Des milliers de lettres étaient écrites et des rapports envoyés au bureau de Paul Kagame pour dénoncer les exactions et actes de vengeance qui n’en finissaient pas, et au lieu de les écouter, le régime a choisi de prendre des mesures impitoyables de rétorsion contre les victimes. Le journaliste Édouard Mutsinzi du Messager-Intumwa aura été le premier éditorialiste à décrier publiquement l’attitude criminelle des soldats et autres cadres du FPR qui se livraient allègrement aux meurtres, au pillage et au viol à la manière des génocidaires du régime hutu. La réaction du FPR ne s’est pas fait attendre. Tabassé au début de 1995 à l’aide d’une houe usée assénée sur la tête, M. Mutsinzi perdit un œil et devint par la suite un débile mental. Les agresseurs de M. Mutsinzi sont des soldats tutsis qui toléraient mal une moindre critique les comparant aux assassins hutu que le FPR venait de chasser du pouvoir.
Indignés par le caractère meurtrier des « libérateurs » et incapables de supporter les crimes dont leurs congénères faisaient l’objet, y compris les assassinats ciblés des intellectuels, la torture et l’emprisonnement arbitraire, les Hutu du gouvernement ont donné leur démission. Monsieur Faustin Twagiramungu était Premier ministre. Il a publiquement désapprouvé la torture sur les ondes de la radio nationale, provocant l’ire du Vice-Président Kagame qui ne pouvait pas accepter que « son armée » soit mise en cause. Monsieur Seth Sendashonga, ministre hutu de l’Intérieur issu du FPR, a produit d’innombrables rapports faisant état de plusieurs dizaines de milliers de civils tués dans tout le pays. Aucune suite n’était réservée à ces rapports. Les Hutu du « gouvernement Twagiramungu » ainsi que d’autres officiels ayant démissionné, le FPR n’a nullement saisi ce cri du cœur. Ivre de sa gloire militaire, le maître du « Nouveau Rwanda » qui n’était pas impressionné par l’audace de Faustin Twagiramungu a simplement dit « bon débarras ». Ce fut le premier tournant raté marquant la première étape de la désintégration de l’État.
« Errare humanum est, perseverare diabolicum »
Si lors de la démission du gouvernement Twagiramungu en 1995 l’élite intellectuelle du FPR n’y a pas pigé grand chose, l’on serait tenté de qualifier d’erreur ce manque d’égard envers les Hutu modérés. Ces derniers ont consenti d’immenses sacrifices à braver le radicalisme anti-tutsi qui n’épargnait pas les « complices du FPR ou les traitres hutu ». Le Rêve d’un Rwanda uni et réconcilié que seule la tendance modérantiste pouvait incarner s’est ainsi vite évanoui avec cette démission. Il a cédé la place à une théorie pernicieuse qui occulte les ethnies au Rwanda, mettant plutôt en relief deux catégories de citoyens: les victimes du génocide (sous-entendues tutsis) et lesmeurtriers (sous-entendus hutu).
Si certains intellectuels du FPR ont par le passé commis l’erreur de confondre tous les Hutu aux meurtriers, l’initiative du Président Kagame de désigner une équipe de « préparation de la transition » devrait leur permettre de rectifier le tir. Car « persister dansl’erreur est l’œuvre du diable. » Les propos tenus à la Radio Rwanda par l’un des sénateurs désignés [pour ne pas nommer Tito] selon lesquels « tous les Hutu sont des génocidaires » pourraient compromettre sa nouvelle mission s’il ne se rétracte pas publiquement. Les politiciens devraient donc avoir le courage de faire face à leur passé, si honteux soit-il, et l’assumer sereinement en se réconciliant avec leur conscience.
Une occasion en or est de nouveau offerte aux sénateurs Tito Rutaremara, Antoine Mugesera et Dr. Joseph Karemera de concevoir un moule idéologique convenable pour tous les Rwandais, les Hutu, les Tutsi et les Twa, où qu’ils soient. Ce triumvirat, parallèlement au Président Kagame, se retrouve dans une situation à choix binaire : entre le bien et le mal. La tâche qui leur a été assignée est supra-citoyenne dont le succès ouvre large la porte du panthéon, tandis que l’échec donne droit au mépris. Il n’y a pas de demi-mesure : soit on est héros soit on est lâche aux yeux du peuple et de l’histoire, témoins et juges de nos actes politiques.
Pour conclure sur la formule de transition, nos compatriotes appelés à la manière des apôtres de Jésus parmi une foule ont du pain sur la planche. D’emblée ils auront la difficulté de convaincre qu’ils représentent les intérêts du peuple rwandais entier de par leur statut de « patriarches » ou d’idéologues du FPR. L’énoncé de la commande qu’ils ont reçue du Président Paul Kagame fait mention de changement, continuité et stabilité. L’interprétation de ces trois concepts est inévitablement sujette à de multiples controverses, non seulement à l’échelle nationale, mais aussi au sein du cercle restreint de la direction du FPR. L’époque du consensus absolu est révolue. Celle du suivisme des membres de l’élite est également révolue. Je ne doute pas que tout le monde veut du changement, y compris celui qui a surpris le monde en assignant aux trois honorables la tâche de préparer la transition. Et, qui dit changement exclut le statu quo. Le peuple rwandais a soif du changement, tant de l’équipe sur le terrain que des règles du jeu.
L’élite intellectuelle du FPR représentée par le trio MUKARU [Mugesera-Karemera-Rutaremara] ne restera pas indifférente à ce scénario qui, inéluctablement, donnera lieu à la détermination des fils dignes de la Nation. Si changer l’équipe « qui gagne » n’est pas leur affaire, ils savent pertinemment que les règles du jeu établies en 1994, appliquées en 2000, en 2003 et en 2010 sont complètement caduques. Voire, elles sont aliénantes. Il n’est toutefois jamais trop tard pour changer car la transition suggérée par le Président Kagame constitue une circonstance idéale de réparer tous les dégâts antérieurs. Notre Rwanda n’est pas voué au chaos, mon petit doigt optimiste me le dit. Notre élite peut, hélas, se vouer au diable en persistant dans l’erreur.
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