LES ÉLITES INTELLECTUELLES FACE AUX RÉALITÉS DE LA DÉMOCRATIE
Le rôle des élites
Par Souleymane Gomis, Université Cheikh Anta Diop de Dakar
[Extraits retouchés par Victor Manege Gakoko1]
Au nom de quoi les intellectuels ont-ils quelque chose à dire ou à faire en politique ? Il y a une interrogation sur le fondement du rapport des intellectuels à leur engagement dans la société. Il faut à mon avis réaffirmer le souci de ne pas séparer l’exercice de l’acte intellectuel d’une réflexion sur ses conditions et ses limites.
Qu’est-ce qu’un intellectuel ?
L’intellectuel n’est pas le poète, l’écrivain ou le philosophe en tant que tel. Bien plus, on ne peut pas l’être tout le temps et tout entier. Il s’agit plutôt d’une part de nous-mêmes qui non seulement nous détourne de nos tâches habituelles, mais nous retourne ensuite vers le monde pour y participer. Un intellectuel est un homme ou une femme ayant pour activité le travail de l’esprit, C’est une personne engagée dans la sphère publique par ses analyses, ses points de vue sur diverses questions. C’est en fait quelqu’un qui défend des valeurs justes et dispose d'une forme d'autorité.
Selon Blanchet : « l’intellectuel est d’autant plus proche de l’action en général et du pouvoir qu’il ne se mêle pas d’agir et qu’il n’exerce pas de pouvoir politique. Mais il ne s’en désintéresse pas. En retrait du politique, il ne s’en retire pas, il n’y prend point sa retraite, mais il essaye de maintenir cet espace de retrait et cet effet de retirement pour profiter de cette proximité qui éloigne. Il s’installe précairement comme un guetteur qui n’est là que pour veiller, se maintenir en éveil, attendre par une attention active où s’expriment le souci de soi-même et le souci des autres. »
L’intellectuel n’est absolument pas un spécialiste de l’intelligence, au sens où « l’intelligence » serait une ruse de l’esprit qui consisterait à faire croire qu’on en sait plus qu’on n’en sait. Au contraire l’intellectuel connaît ses limites. Il est également l’obstiné, l’endurant, même si par moment l’histoire le balaie.Edward W. Said dira à ce propos que « L’intellectuel n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus, mais quelqu’un qui engage et qui risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique, quelqu’un qui refuse quel qu’en soit le prix les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels. Non pas seulement qui, passivement, les refuse, mais qui, activement, s’engage à le dire en public ». (Edward W. Said, Des intellectuels et du pouvoir, Seuil, Paris, 1996.)
La définition de l'intellectuel n’a rien de sociologique. Il s'agit de toute personne qui, du fait de sa position sociale, dispose d'une forme d'autorité et la met à profit pour persuader, proposer, débattre, permettre à l'esprit critique de s'émanciper des représentations sociales. En somme, on peut dire que l’intellectuel est un homme ou une femme autonome, responsable et engagé(e) dans sa société. C’est une personne autonome dans sa manière de penser, de voir et d’agir ayant un sens élevé de la responsabilité et engagé dans toutes les luttes contre les diverses formes d’injustice sociale, politique, économique etc.
Qu’est-ce qu’une élite et quel est son rôle en Afrique ?
En effet, une élite est composée d'intellectuels de haut niveau, d’artistes, de leaders d'opinion et de leaders religieux. Selon la guinéenne Kadiatou Diallo, économiste du développement, il existe presque conventionnellement en Afrique trois catégories d’élite dont une première catégorie qui se contente « d'observer la situation, la subir sans entreprendre une quelconque action pour agir en vue de contribuer au changement », une seconde catégorie qui « contribue à sa façon au développement à travers son expertise, ses conseils et orientations et enfin une troisième et dernière catégorie qui est celle qui a infiltré l’appareil d’État et constitue un noyau dur et nocif ».C’est cette dernière catégorie d’élite qui est au coeur de la conception, de l'orientation, de la mise en oeuvre, du suivi et de l’évaluation des politiques, programmes et projets de développement dans nos différents pays d’Afrique.
Une position sociale qui confère à ce groupe d’individus dénommé « élite intellectuelle » une certaine légitimité aux yeux des masses populaires ; donc des pouvoirs de décision, de répression, parfois même des pouvoirs de donner la mort, etc.La légitimité de l’intellectuel et ses limitesD’où provient alors le pouvoir que l’intellectuel s’arroge de porter un jugement sur de choses pour lesquelles il se décide en principe sans plus de compétences que le plus simple citoyen ? Très souvent c’est au nom de la notoriété acquise par une notoriété qui n’a rien à voir avec ce qu’il prétend juger. Cette prise de position n’est pas tout à fait déraisonnable, cependant il n’y a pas de réussite sans que celle-ci ne mobilise un pouvoir de compréhension universel.
Il arrive que des intellectuels s’engagent sans qu’ils ne fassent preuve de patience et de rigueur qu’exigent leur statut et leurs travaux. Ils font comme si l’exigence dans le domaine du politique par exemple pouvait s’affranchir de toutes règles, de toutes méthodes sans lesquelles pourtant il n’y a pas de connaissances ni de savoirs mais plutôt des opinions. Blanchet dit à ce propos que « l’on est si sûr d’avoir raison dans le ciel qu’on congédie non seulement la raison dans le monde, mais le monde de la raison. »Pour finir, les élites intellectuelles africaines doivent demeurer critiques pour construire et consolider la démocratie en s’attachant fondamentalement à la défense des principes universels de justice, de vérité et d’éthique. Elles doivent avant tout être soucieuses de défendre des causes justes, fût-ce à leurs risques et périls.
Les élites intellectuelles africaines d’aujourd’hui ont pour rôle d’éclairer et d’assister les masses populaires et se comporter à l’image de celles de leurs aînés de l’époque coloniale comme éléments avant-gardistes du développement de leur société. L’on constate malheureusement de nos jours que l’Afrique compte plus « d’élites intellectuelles alimentaires » qu’autre chose1 L’article a été rédigé avec un exemple du Sénégal, les extraitsont été choisis avec une extrapolation qui s’adapte bien à toute l’Afrique.