Ne faut-il pas enfin enterrer nos morts ?
Avril - juillet 1994, ce fut l'apocalypse. Génocide, ou le sommaire de toutes les abominations. Une tragédie que nous avons vue venir, phase par phase. Le drame rwandais de 1994 n'est par arrivé par surprise, il a connu des signes précurseurs ainsi que des préjudices consécutifs qui se manifestent même jusqu'aujourd'hui. Car les premières horreurs remontent à 1990 quand, alors que je fréquentais le petit séminaire de Rwesero, j'apprenais que les "ennemis du pays" répandaient le carnage dans ma préfecture d'origine Byumba. Le Front patriotique rwandais (FPR-Inkotanyi) usait de la terreur pour effaroucher la population afin d'occuper le territoire souvent sans combats. Soit un personnage influent dans la contrée était assassiné (un enseignant, un commerçant), soit une femme enceinte était éventrée et exposée dans un carrefour, une famille décimée, un pillage ... C'était le sauve-qui-peut dès que la rumeur faisant état de l'arrivée du FPR se propageait.
Les victimes soigneusement sélectionnées du FPR étaient des Hutu, au moment où des milliers qui abandonnaient leurs biens pour vivre dans des camps de déplacés étaient presque à 100% des Hutu. En effet, venant de l'Ouganda, le Front foncièrement tutsi (PFR) a d'emblée envahi une partie du Rwanda où la population tutsi était quasiment absente. Dès lors la mort des Hutu de Byumba ainsi que les conditions effroyables dans des camps de déplacés stimulaient l'antipathie à l'égard du FPR et des Tutsi qui étaient assimilés aux rebelles. En effet, chaque attaque du FPR entraînait des représailles dans des bastions tutsi comme Bugesera (Kigali Ngali), Bigogwe (Gisenyi) et Murambi (Byumba).
Mon beau-frère Antoine Murigo, habitant de Muyanza (commune Buyoga) fut assassiné en 1991 dans des circonstances qui jusqu'à présent restent obscures. Interceptés alors qu'ils rentraient d'une tontine dans une localité distante, Antoine et mon père Vincent Ntakiyimana furent tabassés par une pègre nocturne qui les accusait d'être Inkotanyi. Le jeune homme dans sa trentaine est mort sur-le-champ tandis que mon père a pu survivre après des soins intensifs à l'hôpital. Il convient de mentionner que les deux victimes étaient hutu. Chose curieuse, la bande des agresseurs s'est avérée être tutsi!
En 1994, près de 4 ans de guerre d'usure, le FPR venait d'envoyer ad patres approximativement cent mille personnes du Nord du pays (Byumba et Ruhengeri) selon des sources très bien informées, y compris les sources proches du FPR [lire Alphonse Furuma, feu Abdul Joshua Ruzibiza, Théogène Rudasingwa etc.] et chassé près d'un demi million d'autres de leurs villages.
Dans la préfecture de Kigali Ngali, l'immense camp de déplacés de Nyacyonga abritait quatre cents mille personnes qui vivaient dans la misère la plus abjecte. Ils étaient tous de Byumba. Ailleurs dans le pays, les attentats à la bombe, à la grenade ou à la mine faisaient de nombreuses victimes qui s'ajoutaient aux soldats gouvernementaux tombés sur le front. Ce macabre scénario, souvent occulté pour des raisons politiques, aura progressivement ajouté de l'huile sur le feu et constitué une grosse bombe à retardement. L'attentat, le 6 avril 1994, contre l'avion du chef de l'Etat Juvénal Habyarimana, fut la méchante goutte qui fait déborder le vase. Attribué [à tort ou à raison] au Front rebelle, l'assassinat de deux présidents hutu [puisque à bord du Falcon 50 se trouvait également Cyprien Ntaryamira du Burundi] a été un déclencheur de la folie meurtrière ayant pris pour cible les Tutsi sur l'ensemble du territoire rwandais. Exécuté pendant trois mois (d'avril à juillet 1994), ce génocide a emporté "entre cinq cents mille et huit cents mille individus réputés tutsi", selon les estimations fantaisistes des Occidentaux.
Le génocide fut le paroxysme imaginable de l'horreur rwandaise, mais pas la fin, malheureusement. Le massacre délibéré des masses a changé de camp depuis la prise du pouvoir par le FPR en 1994, ciblant cette fois-ci les Hutu. Lire notre analyse du calvaire des Hutu. Certains rapports, dont un par les Nations Unies (Rapport Mapping 1993-2003) produit en 2010 sur la République démocratique du Congo, font clairement état d'un autre génocide [lire la Fiche d'information 2 du Commissaire des Nations Unies pour les Droits humains], mentionnant trois cents mille réfugiés hutu sauvagement massacrés dans les forêts de l'ancien Zaïre. Intellectuels et analystes qui essayent de se placer au-dessus de la mêlée parlent du "génocide rwandais" qui, à des degrés différents, a fait d'importantes dégâts parmi les Tutsi, les Hutu et les Twa. Pas question donc d'échafauder les histoires des bons et des méchants, comme le veulent faire entendre les cliques despotiques et leur lobby, tous les Rwandais s'accordent au moins sur le fait que les régimes successifs au Rwanda alternent haine ethnique et domination meurtrière qui remontent à des temps immémoriaux. Ainsi, vingt-deux ans après sa prise du pouvoir, force est seulement de constater que le FPR continue la purge et même s'investit dans la discrimination des morts. C'est plus que révoltant.
Le tourment pour nos morts
Dans ce qui a plus l'air d'être une exploitation éhontée d'un génocide qu'une pérennisation de la mémoire, avec des visées clairement plus divisionnistes que cohésives, le régime FPR a fait et continue de faire construire des mémoriaux du génocide tutsi partout dans le pays. 1 200 000 Tutsi victimes du génocide ont été recensés jusqu'à ce jour, selon les rares chiffres des organismes des rescapés, tandis que les mémoriaux doivent être construits dans tous les districts du Rwanda. Des restes humains sont rangés en vrac par milliers sur des étagères, sans aucune marque d'identification qui au moins servirait à reconnaître un proche parent. Dans certains cas le nombre de corps entassés dans un mémorial dépasse le nombre des personnes qui vivaient dans le milieu au moment du génocide, à titre d'exemple le mémorial de Gisozi abrite 250 000 corps alors que toute la Ville de Kigali comptait 230 000 personnes. Sous le régime hutu du MRND la capitale rwandaises était presque exclusivement habitée par les Hutu et, on ne peut pas prétendre que tous les habitants de la ville sont morts pendant le génocide. La question qui tue est donc, d'où sont venus les 250 000 Tutsi "inhumés" à Gisozi? [Selon les résultats du Recensement de 1991, le Rwanda était habité par 7 millions dont 85% de Hutu, 14% de Tutsi et 1% de Twa)
Le tourment de nos morts consiste de prime abord en la polémique et le litige autour de l'identité des morts. Le régime FPR veut que les Tutsi soient les seuls à être reconnus victimes du génocide et s'efforce même à faire inscrire les mémoriaux du génocide tutsi au Patrimoine mondial de l'Unesco. Aucun mot sur les victimes hutu et les victimes twa, que ces dernières soient ou pas qualifiées de victimes du génocide, victimes des crimes contre l'humanité ou victimes des massacres à grande échelle. Les Hutu et les Twa morts seraient simplement, selon les apologistes du FPR, les victimes collatérales des combats qui ne visaient que secourir les Tutsi. Le régime du FPR ne reconnaît aucunement la douleur des Hutu et des Twa en tant que composantes de la société rwandaise. Cependant les victimes Hutu se retrouvent clairement plus nombreuses si on se réfère aux susmentionnés chiffres de recensement général de la population (1991) ainsi qu'au recensement des victimes du génocide tutsi.
La cérémonie annuelle de commémoration suscite toujours des frustrations voire la grogne parmi les Hutu qui se voient refuser le droit de pleurer officiellement les leurs essentiellement victimes des massacres du FPR. L'ethnocentrisme qui caractérise le débat entourant le génocide rwandais, les dates de commémoration [le 6 ou le 7 avril?] et même les chicaneries auxquelles s'adonnent les Hutu et les Tutsi, par exemple autour des stèles du génocide érigées en Belgique, prouve à suffisance que nos morts ne trouveront pas repos d'ici peu. Filip Reyntjens, un illustre professeur belge réputé spécialiste du Rwanda a dit, il y a deux ans, que "Ceux qui nient ou minimisent le génocide des Tutsi sont appelés à juste titre négationnistes ou révisionnistes. Les mêmes qualificatifs doivent désigner ceux qui tentent de nier ou de contester les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis par l’APR sur les civils au Rwanda et en RDC. Quels que soient les auteurs de ces crimes, ils doivent être traduits en justice pour éviter que cela ne se reproduise plus jamais. » Je n'ajoute rien.
Le tourment de nos morts résulte également de la malhonnêteté politique du régime FPR qui a l'audace d'amalgamer les morts, les étiqueter tous de Tutsi en occultant les Hutu et les Twa. En plus le régime s'évertue à affirmer que les groupes ethniques hutu, tutsi ou twa sont inexistants et que la notion d'ethnie au Rwanda est une invention du génie blanc. Là, le PFR a touché le fond de l'immoral car ses indignes manoeuvres visent également à falsifier l'histoire éternelle de notre pays. Non seulement les morts s'en retournent dans leur tombes, mais aussi les vivants et les générations à naître en souffriront indéfiniment l'insomnie. Ainsi donc, pour l'amour de Dieu et de notre patrie, enterrons nos morts.
Les fondements moraux de la Nation se sont effondrés
Rien ne peut apaiser la nation rwandaise aussi longtemps que nos parents morts restent l'objet de profanation et d'agissements immoraux sans limites. Déterrer les morts et les exposer pour des motifs cupides, c'est l'acte le plus répugnant qu'un Rwandais peut se permettre! Si les dirigeants à la tête de l'Etat rwandais sont respectueux des valeurs intrinsèques rwandaises, Ubupfura en notre terme, il est plus que temps de mettre fin à ce genre de pratique. La culture de la haine qui est illustrée par des mémoriaux omniprésents, encore des mémoriaux à caractère ethnocentriste, doit être éradiquée et proscrite à jamais.